Je partis donc en éclaireur à la poursuite d’un cortège de meubles, tandis qu’Aya rassemblait ses guerriers pour nous rattraper. La colonne avait quelques heures d’avance, mais elle n’était pas invisible, et chaque personne que je rencontrai m’indiquait la route à suivre. Je tombai sur une troupe de samouraïs dépenaillés, probablement des Hokuzaï dissimulés, à la recherche de notre petite troupe. Heureusement, mon air éminemment sympathique me sauva la vie. J’appris en passant qu’Oda Nobunaga en personne allait venir dans la région. Pour me retrouver. La nouvelle m’ébranla, mais je devais me concentrer sur ma tâche actuelle coûte que coûte.

La piste du convoi de meubles s’écartait de la route principale par un petit chemin grimpant dans la montagne. Me sentant tout proche d’eux, je décidai d’attendre ici mes compagnons, qui ne sauraient tarder, afin qu’ils ne ratent pas l’embranchement. Me postant sur un affleurement rocheux non loin, je notai un peu plus loin un dojo champêtre où quelques jeunes s’entraînaient sous les ordres d’un vieux bouc. Leurs mouvements m’interpelaient, et je décidai, en attendant, d’aller leur rendre visite. Le senseï, qui s’avéra le frère aîné de Samamoto-san, enseignait bien à une poignée de jeunes chassés de leurs écoles très respectées la philosophie du Hérisson Fleuri. Il me proposa l’hospitalité, mais la nuit ne cessait de se rapprocher, et mes compagnons ne se montraient toujours pas. Je décidai donc à regrets de reprendre la piste des meubles.

Mes compagnons, je l’appris plus tard, avaient quitté le temple dissimulés, car des Hokuzaï déguisés en pèlerins s’étaient infiltrés parmi les moines. Le groupe perdit Koatsu et avança le plus discrètement possible. Il arriva bien vite sur un lieu d’embuscade, où des bris de meubles jonchaient le sol, et des pèlerins étaient proprement passés au fil de la lame. Mais aucune trace du cartographe ! Saya trouva des traces, et le groupe se mit en route en craignant le pire. Quant à la jeune conseillère partie de son côté, elle orienta un groupe de Hokuzaï sur une fausse piste et se retrouva rapidement sur mes traces.

Au fond d’une ravine, alors que le soleil allait disparaître derrière les montagnes, je vis notre cartographe aux prises avec sept samouraïs dont le chef était prêt à lui passer sa lame au travers du corps. Je ne pouvais laisser ce meurtre se perpétrer, et je descendis la ravine aussi vite que mes vieilles jambes le permettaient en hélant le groupe. Il fallait faire quelque chose, et vite. Je risquai le tout pour le tout et provoquai le chef. Il ne me prit pas au sérieux, quand bien même je lui soufflai mon nom, car Saburo n’était pour eux qu’un fantôme. Il me méprisa, menaçant de me corriger avec une branche d’arbre. Tuer cet homme aurait été lui accorder trop d’honneur. Je me résolus de lui enseigner comment se battre et en deux assauts il fut mis en déroute avec ses hommes.  Ce que je ne savais pas, c’est qu’Aya et sa suite nous avaient retrouvés, et la princesse avait délivré le cartographe pendant mon combat (éreintant en passant). Koatsu fit peu après son apparition, terriblement blessée et en fuite. Elle avait tenté de se débarrasser de quatre autres Hokuzaï venus en renfort, mais les choses avaient mal tourné pour elle.

Il était presque minuit lorsque je ramenai mes compagnons dans la cabane qui servait de dojo et de dortoir à mes disciples. Nous eûmes une nuit de repos et un peu de poulet mariné pour nous réchauffer. Mais comme je le craignais, une aube de sang nous surprit. Les Hokuzaï reparurent, armés de teppos. Ils me voulaient, le cartographe et moi. Le jeune guerrier qui nous avait accueillis la veille s’écroula devant son maître et moi-même dans le jardin, et pendant que nous recueillions son dernier souffle, Aya s’emporta dans la cabane contre nos agresseurs. Il en résultat une salve de poudre qui envoya la princesse au tapis, horriblement secouée. Heureusement, Saya et son arc privèrent la bande de son chef en un coup, et Koatsu, aidée des jeunes restants, l’aidèrent à mettre la bande en déroute.

Pendant ce temps, Samato avait résolu de mettre Eiichi le cartographe à l’abri en fuyant par derrière. C’était sans compter deux Hokuzaï qui avaient anticipé ce mouvement. Le général défia les deux hommes, mais sa volonté seule ne pouvait combler la longueur de leurs lances, et il fut défait et gravement blessé. Le senseï et moi arrivâmes sur ces entrefaites et je parvins à faire fuir les deux ennemis en leur rappelant simplement la correction que j’avais infligée à leur chef la nuit précédente. On soigna Samato et Aya comme on put, mais le général était grièvement touché, et il lui fallait un vrai médecin, qu’on envoya chercher. Aya se montra forte malgré la blessure, et elle fit décapiter le chef Hokuzaï et renvoyer à ses maîtres par le prisonnier que nous avions fait, avec son bon souvenir.

Entre temps, Koatsu ne perdait pas de vue notre objectif, et obtenait l’information la plus importante de Eiichi : le shiro ne se situait pas sur les terres Mori.

En rentrant au shiro, accompagnés des rescapés de l’école locale du Hérisson Fleuri, les discussions furent vives sur la suite à donner aux événements. Qui croire ? A qui s’allier ? Il devenait extrêmement clair que notre cher daimyo nous avait uniquement envoyé ici pour nous éloigner car nous étions les seuls à connaître sa trahison. Et son plan était ensuite de faire assassiner un par un les têtes de nos clans. Mais le clan Sato a la vie dure, et ma princesse Aya s’en est tirée jusqu’ici. Cette vie influe sur son comportement, je le vois bien. Elle ne devrait pas être ici, mais dans un bureau avec sa préceptrice. Il n’est bon pour personne d’apprendre la vie sur un champ de bataille.

Lorsque nous arrivâmes en vue du shiro, les nouvelles s’enchaînèrent au point que nous en fûmes submergés :

– des paysans de notre village avaient été pendus pour avoir empiété sur les terres Togawa en labourant la terre ;

– les travaux des champs avançaient bien, les réfugiés se rendaient chez les Togawa, ce qui apaisait les tensions, mais ils se faisaient encore attaquer par des bandits ;

– enfin, une troupe de cent ashigarus du clan Fujitaka campaient au pied de notre fortin. Ils ne semblaient pas faire le siège du shiro, mais Aya voulut en avoir le cœur net et s’annonça au chef de la garnison sans plus attendre. Tsumahashi Saya, bien évidemment, refusa de la suivre, c’étaient là ceux qui avaient mis son clan à terre. Le chef de la garnison, Tamegawa Daigoro, s’avéra un hôte très hospitalier. Il proposa d’emblée une alliance avec son clan, et la mise à disposition de ses cent hommes et des vingt samouraïs qui l’accompagnaient pour défendre la place. Surprise, Aya réserva sa réponse, et l’invita à dîner, préférant négocier à l’abri, entourée de ses propres hommes.

D’autres nouvelles nous furent rapportées une fois au shiro par le biais du Général Tadafuru :

– le Grand Corbeau faisait tuer des hommes qui nous étaient fidèles. Il voulait Ichino ;

– Tadafuru avait envoyé des patrouilles au village de Buzu après qu’on lui avait rapporté le massacre d’un groupe de villageois par des samouraïs de leur propre clan (les Monozuke no kami). Les patrouilles n’étaient jamais revenues ;

– Le clan Saku, vassal des Samamoto, avait envoyé une missive pour réclamer fermement la remise en état de la Porte qui avait explosé.

Le dîner rassembla tout ce qui comptait comme influence aux alentours du shiro, un représentant de chacun des trois clans, le Général Fujitaka, le vieux senseï Samamoto et la suite d’Aya, dont je fais encore partie. Dans l’après-midi, Koatsu et Aya étaient tombées d’accord sur le cas du cartographe : un faux serait réalisé par le cartographe, proclamant que les terres du shiro appartenaient bien aux Mori. Nous devant la vie sauve par deux fois en une journée, Eiichi accepta bon gré mal gré de réaliser ce faux. J’espère qu’il se tiendra à carreau. Koatsu ne plaisante pas, et j’ai eu un mal fou à la convaincre de ne pas le tuer.

Ainsi, le plan étalé à la vue de tous, les tractations débutèrent. Les Fujitaka, dont le daimyo était l’ennemi de notre daimyo, voulait s’allier à nous à l’échelle locale pour contrer les désirs d’expansion du clan Hokuzaï. En effet, la seule route d’accès pour une troupe de plus de deux mille hommes passait forcément devant notre shir Ainsi donc, les Hokuzaï avaient fait taire la guerre entre leurs deux vassaux dans le but de lever une armée contre leur daimyo. Et les Hokuzaï venaient juste de nous faire savoir qu’ils souhaitaient nous rencontrer également. A mesure qu’une alliance de circonstance se dessinait avec les Fujitaka, je vis le visage de Saya s’assombrir…