Je devais parler à Aya de la situation d’Asashi. Il me paraissait en effet triste que la jeune femme ne puisse faire le deuil de son père, elle qui n’avait déjà plus de frère. Ne nous en voudrait-elle pas de lui avoir menti, alors que nous sommes les personnes en lesquelles elle a le plus confiance ?

En attendant le réveil de la princesse, je déambulai dans le camp à l’aurore, étudiant cette armée de va-nu-pieds qui était à présent la nôtre. Le général Samato était un des rares debout, et nous convînmes qu’il serait de bon ton d’instaurer un semblant d’organisation militaire chez les brigands, à l’image des glorieux combattants de l’époque de Sato père.

Samato passa donc la matinée en exercices militaires avec ses nouveaux soldats, et moi je me rendis dans le fort, où je notai que la nouvelle yojimbo de ma maîtresse, Tsumahashi-sama, prenait son rôle au sérieux, ce qui était un bon point. Aya n’écouta pas mes arguments, mais c’est là le privilège de la jeunesse. C’est alors qu’une délégation se présenta au shiro. Il s’agissait du seigneur Samamoto, vieil homme sans descendance, et de ses deux vassaux, les clans Saku et Obeyashi. Malgré nos réserves alimentaires limitées, Aya reçut la délégation avec honneur, et les discussions s’ensuivirent sans animosité. Samamoto était mu par la curiosité, ne se présentait pas en ennemi, mais nous mettait poliment en garde. Si son suzerain lui demandait de venir nous assiéger, il serait forcé d’obéir.

Samamoto me reconnut, et je suis confus de ne pas avoir fait de même. Il semblerait que je l’ait rencontré lorsque plus jeune, j’étais venu dans la région pour enseigner à Oda Nobunaga. Il me parla de mon école, dont le hérisson fleurissait jusqu’ici. Dans l’après-midi, le général Samato fit l’inventaire de nos défenses auprès d’Obeyashi, avant que celui-ci ne vienne me prendre à part. Il souhaitait que j’intercède en sa faveur auprès d’Aya ou d’Asashi afin de prendre l’une ou l’autre pour épouse. Samamoto n’ayant pas d’héritier, ses vassaux allaient certainement s’entre-déchirer à sa mort pour le contrôle du clan. Si Obeyashi pouvait sceller une alliance avec le clan Sato ou Tsumada, l’ascendant serait sien à coup sûr. La perspective de mettre Asashi définitivement à l’abri me fit réfléchir à cette idée, et je promis d’en parler.

Aya réunit alors son conseil rapproché pour débattre de deux problèmes à court terme : le besoin d’argent pour réparer le shiro, et la recherche du cartographe Eiichi caché sur les terres Togawa. Saya proposa d’envoyer un négociant à Okoyama, cité suffisamment grande et éloignée pour trouver des acheteurs qui ne retourneraient pas forcément les armes contre nous. Nous décidâmes de nous rendre en petit comité et en toute discrétion pour cette dernière affaire. Le reste attendrait. Une altercation au dehors attira l’attention de Samato. Saku et Obeyashi s’accusaient mutuellement de trahison et d’insulte. Sous notre toit ! Et s’apprêtaient à en découdre, toutes lames sorties. Samato, de par son expérience militaire, força les deux homes à rengainer leur sabre, en appelant à l’hospitalité. Samamoto les réprimanda et la honte les fit se confondre en excuses.

Nous partîmes le matin suivant, après nos invités, Aya, Koatsu, Saya, le général Samato et moi-même, accompagnés d’un brigand borgne possédant autant d’yeux que de dents. Il devait nous mener dans les montagnes, vers le monastère où nous savions que se cachait le cartographe. En passant par le village du shiro, nous remarquâmes des corps sans vie, abandonnés sur la route. Le chef du village nous raconta, pas peu fier, qu’il s’agissait de réfugiés du village de Buzo, venus apporter leur malédiction sur nos terres. Il se proposa par ailleurs de récolter l’impôt pour nous, si lui-même en était exempté, et nous donna pour preuve de sa loyauté une petite cassette contenant la première contribution.

Après une demi-journée de marche, notre éclaireur nous avertit que des brigands se tenaient sur la route mais, comportement étrange s’il en était, donnaient de l’argent aux réfugiés qui s’y présentaient et les envoyaient sur notre chemin. Les femmes de notre groupe décidèrent d’aller épier leur manège, pendant que nous irions nous confronter à eux placidement. Il s’avéra que les brigands décampèrent à notre arrivée, mais les flèches rapides de Saya abattirent leur vigie, que le général interrogea. Ces gens étaient envoyés par le Grand Corbeau, le chef de toutes les troupes de brigands de la région, dont faisait partie Ishino. Le Grand Corbeau voulait nous faire payer en nous envoyant tous les réfugiés de Buzo.

Nous fîmes étape dans la ville de Togawa, où le maître des lieux nous reçut. Aucune trace de guerre ne nous frappa. Aya joua franc jeu en lui avouant que nous allions chercher son cartographe, afin de prouver que le shiro se trouvait bien sur les terres Mori. Les Hokusai étaient également sur sa piste, et c’est la raison pour laquelle on l’avait envoyé se cacher chez les moines. Aya tenta également de relancer la vente des teppos, mais comme la guerre avait été interdite par les Hokuzaï, Togawa ne voyait pas l’utilité de se procurer de tels engins. Cependant, la ville était prête à accueillir les réfugiés qui encombreraient le shiro, et Aya promit de les y envoyer, ce qui lui ôta un poids.

La fin de journée fut rude. Elle nous vit emprunter une succession de passages à flanc de falaise, de ponts en bambous brinquebalants. Nous dûmes marcher en tenant nos chevaux par la bride, et même ainsi la traversée fut compliquée et la progression lente. Mais grâce à la dextérité du général Samato et d’Aya-himé, nous franchîmes sans encombre ce péril, pour faire étape pour la nuit dans un petit village perdu. Là, un groupe bruyant d’Hokuzaï, plus nombreux que nous, braillait et buvait  plus que de raison. L’un d’eux, étonné de voir une Tsumahashi accompagner des pèlerins dans ce recoin perdu, vint nous tirer les vers du nez, mais ce fut lui qui en définitive parla. Il nous apprit qu’il patrouillait les montagnes à la recherche d’un déserteur. Très certainement le cartographe.

Koatsu-himé vit la troupe partir en pleine nuit, lanternes à la main, et elle vit également que ce n’était pas la seule colonne à patrouiller les montagnes. Nous aurions bien du mal à ramener notre invité sans nous faire remarquer, si jamais nous devions le retrouver…

Le lendemain, nous parvînmes enfin au monastère, gigantesque, où nous fûmes accueillis en tant que pèlerins. Il s’agissait d’un temple de yamabushi, et dès notre entrée nous vîmes les moines guerriers en rang s’entraîner durement. Cela m’arracha un sourire. On nous trouva des cellules individuelles, moyennant quelques pièces, loin de la cohue des cellules pour voyageurs ou s’entassent cinquante à soixante personnes. Notre petite troupe s’égailla alors, qui à la recherche du cartographe, qui à répertorier toutes les sorties possibles du monastère. Alors que je m’émerveillais et envisageais de finir mes jours en un lieu aussi tranquille que celui-ci, je remarquai que des moinillons déménageaient du mobilier cossu. J’appris de la bouche de l’un d’eux qu’un invité de marque était venu passer quelques semaines au monastère, et était à présent reparti. L’on devait maintenant rapatrier tout son mobilier, son lit (à la manière des Christos), un énorme buffet et ainsi de suite, jusqu’à la ville des Hokuzaï. Cet homme, une semi-divinité de la noblesse impériale, n’était personne d’autre que Chiguza Toshitaru, le noble présent lors de l’assassinat du daimyo, et que nous avions cru éliminé en même temps.

Saya, de son côté, tomba nez-à-nez avec un homme grimé, qu’elle reconnut tout de suite comme un des Hokuzaï rencontrés la veille, et qui la reconnut en retour.

Enfin, Aya, discrètement suivie par Koatsu, trouva la cellule du cartographe. Elle était ouverte, fourmillait de parchemins, un plan en cours du monastère était ouvert sur le petit bureau, et l’encre encore humide. Aya comprit tout de suite, le cartographe avait disparu, il s’était probablement enfui et ce il y a très peu de temps ! Nous devions le retrouver avant les Hokuzaï !

Tandis que nous commencions à nous organiser pour fouiller le monastère de fond en comble, je compris que le meilleur moyen pour lui de s’échapper, était de se réfugier avec la complicité des moines dans le gigantesque lit qu’on était en train de déménager.